RACCONTO LA STORIA

LA PASSION DU CHRIST (Col 1,24) : PADRE PIO PRETRE ET VICTIME

Par fr. ANTONIO BELPIEDE OFM CAP

 

ABIDJAN – COTE D’IVOIRE

 

1er Mai 2010

 

 

 

« En ce moment je trouve ma joie dans les souffrances que j’endure pour vous, et je complète ce qui manque aux tribulations du Christ en ma chair pour son Corps qui est l’Eglise » (Col 1,24)

 

 

 

 

 Etant jeune je me demandais ce que signifie « compléter les tribulations du Christ ». Mon ancien curé, le frère Rufino, qui sera plus tard  ministre provincial de Foggia, me donna la première explication. Il n y a rien à compléter en ce qui concerne l’intensité de la passion de Jésus. Il est devenu le serviteur de Dieu, l’homme des douleurs vu par Isaïe. Mais il est présent dans son Corps qui est l’Eglise. Il est présent dans ses membres, les baptisés. Il souffre quand chaque baptisé souffre. C’est exactement ce que Jésus dit à Saul sur la route de Damas :  « Je suis Jésus que tu persécutes » (Ac 9,5).

Cette révélation touche le cœur de Saul (Paul). D’ailleurs ce même récit répété trois fois dans le livre des Actes des Apôtres souligne son importance pour l’Eglise. Ce récit est vraiment fondamental pour comprendre la communion profonde, ontologique entre Jésus – Chef et son Corps : l’Eglise. Saint Paul dit dans l’hymne aux  Colossiens : « [Jésus] est aussi la Tête du Corps, c’est-à-dire de l’Eglise » (Col 1,18).

L’argument est développé par Saint Paul dans la première épître aux Corinthiens (1 Co 12,12-30). Dans ce Corps, dit Saint Paul, il existe divers charismes répandus par l’Esprit Saint. Il en donne plusieurs exemples, mais c’est une liste qui n’est pas exhaustive.  On peut donc trouver d’autres charismes ou dons dans l’Eglise. Dans la lettre aux Philippiens, une lettre qu’il a écrit de Rome, où il est « en chaînes », Saint Paul dit : « C’est par faveur de Dieu qu'il  vous a été donné non pas seulement de croire au Christ, mais encore de souffrir pour lui » (Ph 1, 29). Paul, le premier, soutient  son combat spirituel à travers ses souffrances pour Jésus et se pose comme modèle pour les disciples (cf. Ph 1,30).

A travers l’histoire de l’Eglise, l’Esprit Saint forme « des apôtres, des prophètes, des docteurs », répand des « dons de miracles, de guérison, d’assistance, de gouvernement, des langues … » (cf. 1 Co 12,28) et donne aussi le don de participer à la Passion du Christ, on pourrait dire : le don d’être victime !

L’histoire de l’Eglise est d’ailleurs remplie de souffrances des fidèles du Christ qui deviennent souvent « Martyria », témoignage du sang. Les martyrs sont des fidèles qui ont offert leurs vies en union avec le Christ jusqu’à donner leur sang. D’Etienne à Paul, en passant par les apôtres, jusqu’aux derniers missionnaires tués, l’Eglise se fonde sur le sang des chrétiens uni à celui du Christ.

 

Il y a aussi, dans l’Eglise, des gens qui n’ont pas été tués, mais ont été appelés par Dieu à offrir leur sang d'une manière différente, « mystique », c’est – à – dire à travers le mystère d’une participation à la mort du Christ qui se révèle dans leur vie et dans leur corps.

Saint François, notre fondateur, sainte Catherine de Sienne, sainte Thérèse d'Avila, sainte Veronica Giuliani, clarisse capucine, … Padre Pio.

 

Les stigmates sont le signe extérieur le plus célèbre de Padre Pio. Cependant ils n'en sont pas l’unique. Toute la vie de Padre Pio a été sous l’ombre de la croix. Dans la perspective de l’évangéliste Jean, la croix est en même temps l’instrument de la passion du Christ et son trône : « Et moi, une fois élevé de terre, je les attirerais tous à moi » (Jn 12,32). Enfin la croix est l’autel sur lequel Jésus s'offre lui-même. C’est encore sur la croix que se manifeste en plénitude la triple fonction du Christ : roi, prophète et  prêtre.

Le commandement du Seigneur : « Vous ferez cela en mémoire de moi ! » (1 Co, 11,25) réunit ensemble le dîner et le sacrifice de la croix. La croix est le signe de l’espérance pour tout chrétien; la croix est particulièrement sur les  épaules de tout prêtre de Jésus-Christ. La croix a été présente dans la vie de Padre Pio : comme fils de Saint François -  l’homme de la croix, l’ « alter Christus », comme prêtre du Christ, il a été choisi par  Dieu pour être le seul prêtre crucifié  de l’histoire de l’Eglise.

Toute la vie de Francesco Forgione – Padre Pio est, d’abord, une préparation à la croix. Ensuite, en coïncidence avec son ordination sacerdotale,  la célébration de la croix dans le sacrifice de l’eucharistie forme, enveloppe et pénètre son âme de jeune prêtre  et son corps. Enfin, après la stigmatisation définitive,  [sa vie devient] une ostentation de la croix du mont Gargano « jusqu’aux extrémités de la terre » (Ac 1,8).

Nous tiendrons compte, dans notre exposé, des  deux périodes de stigmatisation proposée par le frère Gerardo Di Flumeri , à savoir de 1910 à 1918 et de 1918 à 1968, année de son décès.  Nous y ajouterons quelques petites considérations sur la période précédant  1910 (cf. Hommage, p. 33).

 

 

 

Un jeune Garçon, Un jeune frère

 

La sainteté vient de la réponse de chacun au projet de Dieu. On ne naît pas saint, on le devient. Cependant Dieu agit de diverses manières dans la vie de chacun. Depuis son enfance Francesco Forgione a été touché par Dieu d’une façon particulière.

Né dans un milieu simple et profondément chrétien, d'une famille de paysans pauvre et fort religieuse, il était assidu à l’église, priait à genoux, parfois même les portes fermées en accord avec le sacristain. Souvent, il abandonnait le lit pour dormir par terre, ayant pour traversin une pierre. Sa mère se troubla un jour en le voyant se frapper avec une chaîne en fer. La réponse de Francesco fut : « Je dois  me frapper comme les Juifs ont frappé Jésus et l’ont fait saigner sur les épaules ». Il s’imposait des pénitences.  C'est seulement en 1915 qu' il confessera à son père spirituel d’avoir eu des extases et des apparitions depuis sa cinquième année, lorsqu’il eut la pensée de se consacrer au Seigneur. Les apparitions diaboliques commencèrent à cinq ans aussi. Elles se manifesteront pendant vingt ans environ, sous des formes très obscènes, humaines et bestiales (pour cette dernière part cf. De Ripabottoni, pp. 19-20).

 

La rencontre avec le frère Camillo, un quêteur souriant du couvent de Morcone est le moyen choisi par Dieu pour montrer le chemin à Francesco.

Les derniers jours avant son départ – il n’a pas encore 16 ans –, son cœur est bouleversé par la pensée de laisser sa famille et son village : « Au fur et à mesure que s’approchait le jour du départ, ce tourment allait  croissant » (Ep. I, 1284, trad. Bouflet 178). Dans ce contexte, il reçoit du ciel deux visions de grande envergure. Le Seigneur l’appelle à se battre pendant toute la vie contre Satan, vu comme un géant horrible. Le Seigneur lui promet son assistance constante : Il ne l’abandonnera jamais. Il lui donnera la force d’abattre ce monstre et lui prépare une couronne de gloire (cf. Ep. I, 1280 – 1284, trad. Bouflet 178 – 181).

Les souffrances normales pour un jeune garçon, celles que Padre Pio appellera « de la partie inférieure de l’âme » (Ep I, 1284, trad. Bouflet 178) vont se terminer après les deux visions auxquelles Jésus ajoutera une troisième, celle de la consolation :   il apparaît à Francesco avec sa mère, la Vierge Marie, dans la nuit du 5 janvier, veille de son départ. Les souffrances nouvelles concerneront de plus en plus « la partie supérieure de l’âme », engagée dans un combat terrible entre les forces des ténèbres et la lumière du Christ, qui va resplendir par les mains de son prêtre Padre Pio.

 

Les années de couvent, (entre 1903 et 1909), quand il sera obligé à cause de sa mauvaise santé d'être transféré à Pietrelcina, constituent un temps nouveau de préparation à sa mission.

Si d’un côté sa formation suit le chemin normal de celui d'un bon jeune frère capucin, de l’autre côté Dieu le rapproche de plus en plus de son Fils crucifié: il est rattrapé par la vision du

 Christ sur la croix et il pleure. (En son temps, les biographies de Saint François n’étaient pas répandues comme de nos jours. Le frère Pio ne pouvait donc pas connaître le « don des larmes » de son fondateur). 

 

« Après la lecture du point de méditation qui portait toujours sur la Passion de Notre – Seigneur Jésus-Christ, il se tenait à genoux durant tout le temps réglementaire et même après, quand il en avait la possibilité, versant d’abondantes larmes » (témoignage du P. Guglielmo da San Giovanni Rotondo, cit. Bouflet 106).

 

Ses compagnons de noviciat confirment l’existence de ce don :

 

« Sa méditation portait toujours sur les peines du Crucifié. Durant l’oraison au chœur, il pleurait à grosses larmes, au point que celles-ci laissaient leurs traces sur le plancher » (P. Placido da San Marco in Lamis, cit. Ibidem).

 

Plusieurs témoignages nous confirment qu’à Morcone, à Serracapriola, à Montefusco, partout en voyant le Crucifié ou en méditant sur la Passion du Christ, frère Pio pleurait en abondance. Quand il était en oraison tout seul, il étalait un mouchoir à ses genoux, sur le sol, pour cacher ses larmes aux frères. Les frères sont perplexes. Quelqu’un sourit en l'appelant « pleurnichard ». Comme  le « Poverello », il contracte une conjonctivite chronique.

             Sa santé n’est toujours pas florissante; enfin le Seigneur permet qu’il soit tourmenté par des crises de scrupules que nous connaissons par ses propres mots, successivement, au père spirituel :

 

« Ce martyr fut très douloureux pour cette pauvre âme, et par son intensité et par sa durée : Il a débuté, si je ne me trompe pas, quand elle allait sur ses dix-huit ans, et il se prolongea jusqu’à ses vingt et un ans accomplis » (Ep I 679, trad. Bouflet 108).

 

Mystérieusement, sans que les formateurs puissent comprendre, Dieu est en train de préparer frère Pio au combat. Son cœur s’approche de plus en plus du Roi crucifié, du prêtre de la Nouvelle Alliance, de la victime parfaite, de Jésus. L’ordination s’approche dans un lieu différent du couvent. L’aggravation de sa santé le ramène dans son village à la fin de 1909. Au moment de son ordination, le 10 août 1910, son âme est déjà prête à être crucifiée avec Jésus. Le Seigneur va toucher aussi son corps pour montrer enfin son élu au monde entier.

 

 

 

Prêtre … avec les mains blessées

 

 

 

 

Pietrelcina, 8 septembre 1911 : Padre Pio écrit au père Benedetto :

 

« Mon cher père … Hier soir m’est arrivée une chose que je ne sais m’expliquer ni ne comprends. Au milieu de la paume des mains est apparue une petite rougeur, à peu près de la forme d’un sou, accompagnée aussi par une douleur forte et aiguë au milieu de cette rougeur. Cette douleur était plus sensible à la main gauche, au point qu’elle dure encore. Sous les pieds aussi, je ressens quelque douleur.

Ce phénomène se répète depuis une année à peu prés, mais cela fait un certain temps qu’il ne s’était pas manifesté. Ne vous inquiétez  pas, toutefois, si je vous l’écris aujourd’hui pour la première fois : c’est parce que, jusqu’à présent, je me suis toujours laissé vaincre par cette maudite honte. Et même à présent, si vous saviez quelle violence j’ai dû me faire pour vous le dire. J’aurais beaucoup de choses à vous raconter, mais les mots me manquent; sachez simplement que, lorsque je me trouve auprès  de Jésus dans le très Saint-Sacrement, les battements de mon cœur sont très forts : parfois il me semble qu’il veut tout bonnement sortir de ma poitrine.

A l’autel, quelque fois, je ressens un embrasement de ma personne tel qu’il m’est impossible de le décrire. Le visage surtout me paraît être tout en feu » (Ep I 234, trad. Bouflet 258).

 

Ce document extraordinaire nous révèle qu’un mois après son ordination sacerdotale, Padre Pio avait reçu pour la première fois les stigmates. Sur les mains et les pieds, le jeune prêtre voit les signes de la passion du Christ. Ce sont les stigmates qu’on appelle « invisibles », mais il serait plus juste de les définir comme  « méconnues ». En fait, même le père Benedetto est informé de leur existence un an après l’événement. En plus ces stigmates ont un « comportement » qu’on pourrait dire « à vagues » successives : elles apparaissent et disparaissent.

Ce qui est plus important à notre avis est la coïncidence entre le sacrement de l’ordre sacré reçu par le frère et la première apparition de ce don douloureux de Dieu.

Lentement, selon le dessein de Dieu, son projet se révèle. La double vision de la veille du départ pour le noviciat se fait plus claire. Le combat contre Satan, la lutte pour gagner les âmes à Dieu, au salut, passe à travers l’offrande quotidienne de l’eucharistie, à travers le don du pardon aux frères et sœurs par le sacrement de la pénitence.

Le pauvre frère Pio craignait de ne pas arriver à l’âge de 24 ans, le minimum requis pour être ordonné prêtre selon les normes canoniques du temps. C’est pour cela qu’il avait demandé et reçu, par l'intermédiaire du père Benedetto, la dispense du Saint Siège, pour être ordonné à l’âge de 23 ans. Toutefois les médecins ne pouvaient pas comprendre sa maladie étrange, ni quel type de mort Dieu lui avait réservé. Avant de mourir comme un vieillard, il devait mourir plusieurs fois pendant la célébration de la Messe, et encore pendant la prière ou le sacrement de la réconciliation. La maladie l’oblige à rester de longues années à Pietrelcina. Après l’ordination sacerdotale,  une nouvelle phase s’ouvre. Dieu forme son champion hors du couvent, comme dans un deuxième noviciat. Un noviciat qui l’entraîne à la douleur de l’âme et du corps. Le Seigneur l’avait déjà rapproché de Lui à travers la méditation de sa passion, la vie religieuse, le don des larmes, les visions, maintenant il abandonne de plus en plus le jeune prêtre à des souffrances qui le préparent au sceau définitif de 1918.

 

Aux souffrances physiques s’ajoutent les souffrances morales. Dans les années passées à Pietrelcina, il a beaucoup souffert de l’« absence forcée » du cloître. Ensuite, à San Giovanni Rotondo, il souffrira des polémiques concernant sa personne, des accusations et des manifestations désordonnées et bruyantes des foules et des dévots, des visites médicales imposées par l’autorité ecclésiastique et l’Ordre. L’épreuve suprême sera la ségrégation totale entre lui et les fidèles, l’interdiction d’accéder à l’église, la suspension de tout office sauf  la Messe à célébrer dans la chapelle à l’intérieur du couvent (11 juin 1931 – 15 juillet 1933).

Toutefois, la souffrance morale plus terrible est constituée par le phénomène mystique de la nuit obscure (cf. Hommage 47).

Comme Jésus à Gethsémani, Padre Pio offre toute sa vie en un abandon total à la volonté du Père. Avant que le  père spirituel ne soit informé de la question de la stigmatisation, le 29 novembre 1910, trois mois après son ordination, il écrit :

 

« Depuis un certain temps, je sens en moi le besoin de m’offrir au Seigneur en victime pour les pauvres pécheurs et pour les âmes du purgatoire.

Ce désir n’a  cessé d’aller croissant dans mon cœur, jusqu’à devenir à présent – je dirais – une forte passion. Il est vrai que, plus d’une fois, j’ai fait cette offrande de moi-même au Seigneur, le conjurant de bien vouloir répandre sur moi les châtiments que se sont attirés les pécheurs et les peines des âmes du purgatoire, me les accordant au centuple, pourvu qu’Il convertisse et sauve les pécheurs, et qu’Il admette bien vite dans le paradis les âmes du purgatoire. Mais aujourd’hui, c’est entre vos mains que je voudrais en  faire le vœu au Seigneur, dans l’obéissance. Il me semble que Jésus lui-même le veut. Je suis assuré que vous ne ferez aucune difficulté à m’accorder cette autorisation » (Ep I 206, trad. Bouflet 56).

 

Chaque prêtre fait à l’évêque, au moment de l’ordination, des promesses qui sont conformes à la dignité et à l’engagement du ministre de Dieu. Touché dans ses mains de prêtre nouveau, Padre Pio demande à l’Eglise d’accomplir une nouvelle promesse : être victime ; prêtre et victime, comme Jésus.

 

 

 

« Le représentant de Notre Seigneur marque de ses stigmates » (Paul VI)

 

 

Après la longue période de Pietrelcina, sous l’obéissance du Provincial, Padre Pio rentre au couvent, à Foggia, siège de la Curie. Durant le mois de juillet, les supérieurs l’envoient à San Giovanni Rotondo pour le soustraire à la chaleur de la plaine. Ici il constate que ce climat est favorable pour sa santé fragile. En septembre, il monte définitivement à San Giovanni Rotondo : il y restera jusqu’à sa mort.

San Giovanni Rotondo est le lieu que Dieu a choisi pour montrer au monde son serviteur fidèle, son prêtre saint, sa victime parfaite.

 

1918 est l’année de grâce au cours de laquelle le Seigneur touchera trois fois dans sa chair son fils bien-aimé. Nous suivons en cela la très claire recherche du frère Gerardo Di Flumeri (Blessure o.c.).

 

Le soir du 5 août 1918, veille de la Transfiguration du Seigneur, Padre Pio est en train de célébrer le sacrement de la réconciliation. Le Seigneur touche son côté. Ecoutons cet événement décrit par Padre Pio  lui-même au père Benedetto le 21 août 1918:

 

« Je confessait nos garçons, le cinq au soir, quand tout à coup je fus pris par une très grande frayeur à la vue d’un Personnage Céleste qui se présenta aux yeux de mon esprit. Il avait à la main une arme semblable à une très longue lame de fer à la pointe bien affilée d'où semblait sortir du feu. Remarquer tout cela et voir ce Personnage lancer avec violence cette arme dans mon âme ne fut qu’un! […] J’émis péniblement une plainte, je me sentais mourir ! […] Je demandais au garçon de se retirer car je me sentais mal et je n’avais plus la force de continuer. Ce martyr dura sans interruption jusqu’au sept  au matin. Je ne sais vous dire tout ce que je souffris durant cette si triste période ! Je sentais même mes entrailles comme arrachées et tirées par cette arme, et tout était mis à feu et sang. Depuis ce jour je suis blessé à mort. Je sens tout au fond de mon cœur une blessure toujours ouverte qui me fait continuellement souffrir » (Ep I, 1065, trad. Hommage 30).

 

 

Ce phénomène est appelé par la théologie « transverbération » ou encore « assaut du Séraphin ». Saint Jean de la Croix  l'a décrit dans son œuvre, Vive flamme d’amour, (Œuvres complètes, Cerf, Paris 1990) car il en a été témoin pour sainte Thérèse d’Avila.

Il y a toutefois une différence remarquable entre l’expérience de la grande réformatrice du Carmel et celle de Padre Pio. Thérèse fut transpercée par un ange, un séraphin, tandis que le Personnage Céleste qui blesse Padre Pio est identifié comme  Jésus Christ : c’est la thèse influente du frère Di Flumeri, fondée sur les textes de Padre Pio et d’autres témoignages (cf. Blessure 35-48).

La deuxième différence est ce que ce don mystique pour le frère capucin sera suivi six semaines après par la stigmatisation définitive.

Le même « mystérieux personnage » se rend auprès de Padre Pio le 20 septembre suivant. Ecoutons le récit dramatique décrit par notre saint au père Benedetto :

 

« Que vous dire sur ce que vous me demandez, comment se produisit ma crucifixion ? Mon Dieu ! Quelle confusion et quelle humiliation j’éprouve à devoir dire ce que Tu as opéré dans cette misérable créature !

Le vingt du mois dernier, au matin, je me trouvais dans le chœur après avoir célébré la Sainte Messe, lorsque je fus surpris par une tranquillité semblable à un doux sommeil. Tous mes sens intérieurs et extérieurs ainsi que les facultés de l’âme se trouvèrent dans une paix indescriptible.

Il y eut un silence total autour de moi ; y succéda immédiatement une grande paix et un abandon à la totale privation du tout et un arrêt dans cette ruine. Tout cela se passa comme un éclair.

Alors que cela se produisit, je vis devant moi un Personnage mystérieux, semblable à celui que j’avais vu le soir du cinq août, à la seule différence que celui-là avait les mains, les pieds et le côté qui saignaient.

Sa vue m’atterra ; je ne saurais vous dire tout ce que je ressentis à cet instant en moi. Je me sentais mourir, et je serais mort si le Seigneur n’était intervenu pour soutenir mon cœur que je sentais bondir dans ma poitrine.

Le Personnage disparut et je vis que mes mains, mes pieds et mon côté étaient transpercés et saignaient.

Vous vous imaginez le déchirement que j’éprouvai alors, et que j’éprouve continuellement, presque tout les jours. La plaie du cœur saigne toujours, mais surtout du jeudi soir au samedi.

Mon père, je meurs de chagrin de par le déchirement et la confusion conséquente que j’éprouve au plus profond de mon âme ! Je crains de mourir exsangue si le Seigneur n’entend pas les plaintes de mon pauvre cœur et n’ôte pas de moi ce qu’Il a fait.

Jésus qui est si bon me fera-t-il cette grâce ? M'ôtera-t-Il au moins cette confusion que j’éprouve à cause de ces signes extérieurs ?

J’élèverai bien fort ma voix vers Lui et ne renoncerai  à Le supplier pour que sa Miséricorde m’ôte non le déchirement, non la souffrance, parce que je vois que c’est impossible, et je sens que je veux m’enivrer de souffrance, mais ces signes extérieurs qui me causent une confusion et une humiliation indescriptible et insoutenable.

Le Personnage dont je voulais vous parler n’était que celui-là même vu le 5 août, dont je vous parlais dans ma précédente lettre. Il suit son opération sans trêve, pour le plus grand déchirement de mon âme. J’entends intérieurement un continuel grondement semblable à une cascade qui jette toujours du sang. (Ep I 1093 – 1095, trad. Hommage 31).

 

Depuis le 21 septembre 1918, Padre Pio célébrera l’eucharistie avec ses mains transpercées. Parfois, malgré l’attention extrême, quelques gouttes de son sang se mêleront au vin – sang du Christ dans le calice. Et quand il lèvera la main droite pour bénir ou donner l’absolution des péchés, les fidèles regarderont le sang sur la main : le sang d’un homme, oui, d’un pauvre frère malade, mais aussi le sang de Jésus, présent dans son prêtre.

 

Mais les assauts d’amour du Seigneur ne sont pas terminés ! Tout le monde connaît la stigmatisation, moins la transverbération, peu de gens connaissent quelque chose du troisième don, le sceau d’amour au cœur de Padre Pio.

Trois mois après la stigmatisation, le vingt décembre, Padre Pio confiait encore au père Benedetto :

 

« Depuis plusieurs jours, je ressens en moi une chose semblable à une lame de fer qui s’étend transversalement de la partie inférieure du cœur jusque sous l’épaule droite. Elle me procure une douleur très violente et ne me laisse pas de répit. Qu’est-ce que cela peut bien être ? J’ai commencé à ressentir ce phénomène nouveau après une apparition de ce même mystérieux personnage du 5 et 6 août et du 20 septembre, dont je vous ai parlé, si vous vous rappelez, dans d’autres lettres » (Ep 1106, trad. Blessure 52).

 

Voilà la trilogie de la passion dans le corps de Padre Pio écoutée de sa même bouche. Il y a ici un fait « nouveau ». Le même acteur du 5 – 7 août et du 20 septembre agit. Il y a ici une autre apparition de Jésus. Il ne s’agit pas de la blessure de la transverbération, ni de celle de la stigmatisation. C'est une troisième plaie : une autre blessure physique, car des blessures invisibles, spirituelles, Padre Pio en avait déjà parlées plusieurs fois au père spirituel (ex. : Ep I  300).

Le frère Modestino Fucci, concitoyen et fils bien-aimé de Padre Pio, âgé de 90 ans,  vivant à San Giovanni Rotondo, déclara  voir un lien entre le texte que venons d’écouter et la plaie que Padre Pio avait à l’épaule droite (cf. Voce di Padre Pio, anno XIII, n. 9 [settembre 1982], 16 s.).

« La blessure, dut briser le cœur en deux en partant de la gauche (en bas) pour se diriger vers la droite (en haut) » (Blessure p. 53).

 

 

 

«Moi, une fois élevé de terre, Je les attirerai tous à moi » (Jn 12,32)

 

 

L’amour s’est révélé. Dieu a parlé à son fils Padre Pio. Ses lettres sont des lettres de feu sur le corps de son prêtre. Les frères, étonnés, essaieront de garder la nouvelle : impossible. Du petit village du Sud de l’Italie, la nouvelle se répand partout. Et Rome viendra vérifier les événements qui concernent Padre Pio ; les médecins, les visiteurs apostoliques, les suspensions et les interdictions viendront ainsi que d’autres souffrances morales pour un homme qui déjà souffre par la main de Dieu.

Nous nous détachons de l’histoire pour contempler cet homme, ce prêtre crucifié.

 

Padre Pio devient un personnage mondial à cause des stigmates. Il était depuis des années l’homme des douleurs, le prêtre qui pouvait unir ses souffrances à celle du Seigneur. Mais maintenant le fait est public. En 1918 commence l’ostentation du prêtre crucifié. Et les gens viennent de toute part, comme un fleuve qui croît d'année en année et qui coule encore de nos jours, 42 ans après sa mort.

Chaque jour durant ses 50 ans de stigmates, Padre Pio a célébré la Messe et a écouté les confessions. Il faut d’ailleurs remarquer que Jésus l’avait transpercé pendant qu’il confessait, le soir du 5 août 1918. Ainsi la stigmatisation se passa juste après la célébration de la Messe.

 

Saint Jean nous parle de la blessure faite par un soldat à Jésus crucifié : « Un des soldats, d’un coup de lance lui perça le côté » (Jn 19,34). Tout de suite l’évangile nous donne la référence de l’Ancien Testament, le prophète Zacharie : « Ils regarderont celui qu’ils ont transpercé » (Za 12,10). Le contexte de la prophétie de Zacharie est le renouveau de Jérusalem. Celui qu’ils ont transpercé est l’occasion pour Dieu de « déverser sur la maison de David et sur les habitants de Jérusalem un esprit de grâce et de consolation ». Dans la plénitude des temps, Jean nous montre la prophétie qui se réalise. Le soldat ouvre le côté de Jésus et : « Il sortit aussitôt du sang et de l’eau ». Le même Jean, qui est là comme témoin courageux et privilégié, insiste dans sa première lettre : « C’est lui qui est venu par eau et par sang : Jésus Christ, non avec l’eau seulement, mais avec l’eau et avec le sang » (1 Jn 5, 6).

Pourquoi St. Jean insiste t-il plusieurs fois sur « l'eau et le sang »? Les Pères de l’Eglise ont vu très clairement en cette insistance la révélation du mystère de l’Eglise – épouse du Christ. Elle vient du côté ouvert de Jésus comme Eve du côté d’Adam. L’eau et le sang sont les sacrements majeurs du salut : le baptême et l’eucharistie. Ecoutons tous St. Jean Chrysostome :

 

« Et il jaillit de son côté de l’eau et du sang’. Ne passe pas avec indifférence, mon bien-aimé, auprès du mystère. […] Je t’ai dit que cette eau et ce sang étaient les symboles du baptême et des mystères. Or, l’Eglise est née de ces deux sacrements : par ce bain de la renaissance et de la rénovation dans l’Esprit, par le baptême donc, et par les mystères. Or les signes du baptême et des mystères sont issus du côté. Par conséquent le Christ a formé l’Eglise à partir de son côté, comme il a formé Eve à partir du côté d’Adam » (Sources Chrétiennes 50, 174 – 177, cit. in La Liturgie des Heures, II, Paris 1980, p. 277).

 

Le sacrement de la réconciliation est appelé par la tradition « le deuxième baptême ». Il est le sacrement qui nous redonne l’innocence baptismale. Voilà où ont coulé durant 50 ans l’eau et le sang du côté de Padre Pio : dans le calice et sur la tête des pénitents : « Ceci est mon corps … ceci est mon sang  …  Je te donne l’absolution de tes péchés  ».

 

Trois ans après l’an de l’amour 1918  il disait au père spirituel :

 

« Tout se résume en ceci : je suis dévoré de l’amour de Dieu et de l’amour de mon prochain. Pour moi, Dieu est toujours présent à mon esprit et gravé dans mon cœur. […] Quant à mes frères ? Oh, que de fois, pour ne pas dire toujours, il m’arrive, tel Moïse, de dire à ce Dieu de justice :’pardonne à ce peuple, ou bien – efface moi du livre de la vie’ ». (Ep I 1247, trad. Bouflet 57).

 

Dieu l’a écouté. Il a pardonné à son peuple et il a effacé Padre Pio, chaque jour sur l’autel, comme victime agréable, comme agneau innocent, uni à son Fils unique, Jésus, le Seigneur.

A la fin de sa vie, les dernières semaines, les plaies et les blessures du corps de Padre Pio ont commencé à guérir. Après 50 ans au cours desquels elles avaient versé du sang, elles allaient finalement se cicatriser et même disparaître. La dernière croûte tomba en terre le 22 septembre 1968. Ses mains, ses pieds, le côté étaient comme ceux d’un enfant, pas de signes, ni de cicatrices. Il avait peu avant cessé d’écouter les confessions. Le 22 septembre, il célébra sa dernière Messe. Sa mission de prêtre était terminée, le corps de la victime se transformait en corps de gloire. Amen.

 

 

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BIBLIOGRAPHIE

 

 

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P. G. Di Flumeri, Hommage à Padre Pio, Editions “Padre Pio da Pietrelcina”, San Giovanni Rotondo, 1984.

A. De Ripabottoni, Padre Pio da Pietrelcina, Profil biographique, Edizioni Padre Pio da Pietrelcina, II ed, san Giovanni Rotondo, 2008.

J. Bouflet, Padre Pio, des foudres du Saint-Office à la splendeur de la vérité, Presses de la Renaissance, Paris, 2002.

G. Di Flumeri, Comme une blessure d’amour, le phénomène de la transverbération chez Padre Pio et Thérèse d’Avila, Edizioni Padre Pio da Pietrelcina, San Giovanni Rotondo, 1992.

L. Lotti, L’epistolario di padre Pio. Una lettura mistagogica, LEV – Ed. Padre Pio da Pietrelcina, San Giovanni Rotondo 2006.

 

 

 

 

ABREVIATIONS

UTILISEES DANS LES NOTES

 

Epistolario : Ep., avec le numero de volume et la page. On indique chaque foi la source de la traduction.

Hommage : P. G. Di Flumeri, Hommage … o. c.

De Ripa : A. De Ripabottoni, Padre Pio o. c.

Bouflet: J. Bouflet, Padre Pio … o. c.

Blessure : G. Di Flumeri, Comme une blessure … o. c.


(Fonte: CONFERENZA ABIDJAN – COTE D'IVOIRE)

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